samedi 23 février 2013

Spéculations d'hier et d'aujourd'hui : de l'hypothèse atomique à celle "du grand désert"

Un quantum d'obstination (5)

L'histoire de ce billet pourrait commencer par cette nouvelle : Dieu ne joue pas seulement aux dés mais aussi à la roulette russe ...  
This year we learned that the Higgs mass is 125.5 GeV, give or take 1 GeV. As a consequence, we learned that God plays not only dice but also russian roulette. In other words, that life is futile because everything we cherish and hold dear will decay. In other words, that the vacuum of the standard model is not stable.  
Cette année, nous avons appris que la masse du Higgs est de 125,5 GeV, plus ou moins  1 GeV. En conséquence, nous avons appris que Dieu ne joue pas seulement aux dés mais aussi à la roulette russe. En d'autres termes, que la vie est futile parce que tout ce que nous chérissons va périr. En d'autres termes, que le vide du modèle standard n'est pas stable.
Adam Falkowski, What's the deal with vacuum stability? 12/10/12
Ce problème de stabilité du vide est désormais évoqué sous une forme un peu édulcorée dans les média de masse depuis cette semaine :
DU BOSON DE HIGGS À L'APOCALYPSE
Bad news. La particule de Dieu révélerait une profonde instabilité de l'Univers. Loin de l'éternité, son destin serait d'être, un jour, anéanti par une «bulle» contenant un univers alternatif...
M.A titre et chapeau d'un article de Slate.fr 20/02/13
La référence à l'apocalypse semble venir d'un article du New Scientist qui rapporte les propos suivants tenus par un physicien à l'occasion semble-t-il d'une réunion de l'association américaine  pour l'avancement de la science :
At some point, billions of years from now, it’s all going to be wiped out…. The universe wants to be in a different state, so eventually to realise that, a little bubble of what you might think of as an alternate universe will appear somewhere, and it will spread out and destroy us... 
À un certain moment, dans quelques milliards d'années à partir de maintenant, tout va être anéanti .... L'univers tend à vouloir être dans un état différent, donc finalement on est en train de se rendre compte qu'une petite bulle de ce que vous pourriez considérer comme un univers alternatif risque d'apparaître quelque part et de s'étendre jusqu'à nous détruire ...
 Joseph Lykken, déclaration citée dans New Scientist 20/02/13

... mais elle commence vraiment avec cette affirmation du blogueur Peter Woit ...
... This is based on a renormalization group calculation extrapolating the Higgs effective potential to its value at energies many many orders of magnitude above LHC energies. To believe the result you have to believe that there is no new physics and we completely understand everything exactly up to scales like the GUT or Planck scale. Fan of the SM that I am, that’s too much for even me to swallow as plausible.... 
... Ceci est basé sur un calcul du groupe de renormalisation extrapolant la valeur du potentiel effectif du boson de Higgs jusqu'à une énergie de plusieurs ordres de grandeur supérieure aux énergies accessibles au LHC. Pour croire au résultat de ce calcul vous devez croire qu'il n'y a pas de nouvelle physique et que les choses sont parfaitement comprises jusqu'à à l'échelle des théories de grande unification ou l'échelle de Planck. Fan du modèle standard comme je le suis, c'en est trop pour que j'avale ça comme quelque chose de plausible.
Peter Woit, Higgs News, Blog Not Even Wrong 21/02/12
//c'est moi qui met en caractère gras (et non Peter Woit).

... qui pousse le blogueur que je suis à réagir en proposant un premier commentaire ...
// Commentaire posté (et rejeté) sur le blog Not Even Wrong à la date du 22/02/13 (4:38 pm)
Dear Peter,
I don’t understand why physicists should be reluctant to test some speculative theories (drawn from extensions of the standard model) under the « big desert hypothesis » that consists in neglecting new physics from TeV scale up to the Planck one. This is an extrapolation by 16 orders of magnitude … so what ? Some chemists and physicists in the 19th century were bold enough to foster the atomic hypothesis from basically macroscopic experiments and then give insight in the invisible nanoscopic world : not an inaccessible space thanks to the ideas and calculations of Dalton, Avogadro, Ampère, Loschmidt … but possibly a futuristic world for that time and our very own world now, regarding everyday technology! As far as present-day speculations are concerned, it seems that, relying on this “big desert hypothesis” (besides neutrino mixing), the spectral standard model of Chamseddine and Connes does a pretty good job up to now, making nice postdictions and interesting predictions, in agreement with experimental facts (the positive result, there is one Higgs; and the negative ones, there seems to be no supersymmetric paticle at the LHC energy scale) http://arxiv.org/pdf/1208.1030v2.pdf !

Cher Peter,
Je ne comprends pas pourquoi les physiciens devraient répugner à tester certaines théories spéculatives (établies à partir d'extensions du modèle standard) dans le cadre de « l'hypothèse du grand désert » laquelle consiste à supposer qu'il n'y a pas de nouvelle physique entre l'échelle du TeV et celle de Planck. Il s'agit d'une extrapolation de 16 ordres de grandeur ... et alors? Certains chimistes et physiciens du XIXème siècle ont été assez audacieux pour soutenir l'hypothèse atomique à partir d'expériences fondamentalement macroscopiques donnant ainsi une "vision" d'un monde nanoscopique certes invisible à l'oeil nu mais pas pour autant un espace inaccessible et ce grâce aux idées et aux calculs spéculatifs de Dalton, Avogadro, Ampère, Loschmidt ... un monde peut-être  futuriste pour l'époque mais qui est aujourd'hui notre monde, celui de la technologie de tous les jours! En ce qui concerne les spéculations actuelles, il semble que, en s'appuyant sur cette « hypothèse du grand désert » (et en prenant en compte le mélange des neutrinos), le modèle standard spectral de Chamseddine et Connes fasse un très bon travail jusqu'à présent offrant des postdictions précises et des prédictions intéressantes, en accord avec les faits expérimentaux (qu'il s'agisse d'un résultat positif comme la mise en évidence d'un boson de Higgs ou de résultats négatifs comme l'abscence de détection de particules supersymétriques à l'échelle d'énergie du LHC).                              
... puis un second
// Commentaire posté (en attente de modération ? et rejeté aussi) le 24/02/13 (4:53 am)
It seems I am not alone feeling uncomfortable or bored with this rhetoric about the Higgs particle: the former “God particle” and now this “herald” of “apocalypse”.« Sacrés Américains ! » I could exclaim but I guess it’s just “l’écume des jours médiatiques” (the scum of days in a media world) …
But reading your post, Peter, I wonder if I am the only one asking : why are you reluctant to make large extrapolations in physics like the so called “ (big) desert hypothesis”? Is it not just the simplest one for any bottom-up approach to the Planck scale, based on effective quantum field theories or noncommutative geometry ?
As a SM enthousiast I guess that its validity goes at least from 10 ^-18 eV (upper limit of the photon mass) to 10 ^+12 eV (LHC energy), these are 30 orders of magnitude on the energy scale ! Then the 16 ones of the “big desert hypothesis” from TeV scale to Planck scale are just one giant step further, half long forward so to speak ! But I could be wrong about the former estimate … What do you think about it ?
Il semble que je ne sois pas le seul à être mal à l'aise ou ennuyé par cette rhétorique sur la particule de Higgs : autrefois présentée comme "particule de Dieu", et maintenant "héraut" de "l'apocalypse".
"Sacrés Américains !" serais-je tenté de m'écrier mais je suppose que c'est juste "l'écume des jours médiatiques" ...
Mais à la lecture de votre post, Peter, je me demande si je suis le seul à me poser cette question : pourquoi êtes-vous réticent à faire des extrapolations importantes en physique comme " l'hypothèse du (grand) désert " ? N'est ce pas seulement la plus simple à faire dans n'importe quel approche ascendante vers l'énergie de Planck, qu'elle soit basée sur des théories quantiques des champs effectives ou la géométrie non commutative ?
En tant qu'"enthousiaste" du Modèle Standard  je dirais que sa validité va au moins de 10-18 eV (limite supérieure de la masse du photon) à 1012 eV (énergie caractéristique du LHC), cela représente 30 ordres de grandeur sur l'échelle énergétique ! Ensuite les 16 ordres de grandeur de l 'hypothèse "du grand désert" représentent juste un gigantesque bond, la moitié d'un pas vers l'avant pour ainsi dire ! Mais mon estimation précédente est peut-être fausse ... qu'en pensez vous ?

Des précisions sur l'hypothèse "du grand désert" et quelques développements récents qui valent la peine d'être mentionnés
// Où l'histoire récente de la physique des particules montre qu'il peut être intéressant de faire des hypothèses simples et audacieuses, même au risque de se tromper dans un premier temps, pour peu qu'on ait un cadre physico-mathématique rigoureux ou éprouvé par l'expérience ... et que l'on sache tirer la substantifique moelle des résultats de mesures.
Voici pour commencer la première (?) occurrence du terme "hypothèse du grand désert" dans un article scientifique daté de 2006, faite dans le cadre de la théorie spectrale du modèle standard. 


Il faut noter que la valeur de la masse du boson de Higgs calculée dans cet article est aujourd'hui connue pour être fausse depuis que sa valeur réelle a été mesurée ! Mais cette nouvelle ne marque pas la fin du modèle spectral, seulement une erreur de jeunesse pour ainsi dire. C'est du moins ce que tend à démontrer l'extrait suivant qui - amusant clin d'oeil de l'histoire - tire justement profit de ce que la masse particulière du boson scalaire de Higgs risque d'induire une instabilité du vide quantique pour "ressusciter" un autre scalaire dont l'existence était prédite par le modèle spectral mais qui avait été négligé dans le passé et dont la prise en compte effective permet finalement à la fois de restaurer  la stabilité du vide et de sauver le modèle spectral (en lui faisant post-dire une masse du Higgs en accord avec l'expérience) !

The above discrepancy between 125 and 160 - 180 Gev could be brushed away due to the enormous extrapolation involved in running down from unification scale of 1017 Gev to the electroweak scale, arguing that the order of magnitude of the mass is correct while getting the precise value was too much to ask. But a second difficulty is much more problematic: since such a low mass of the Higgs creates an instability in the Higgs potential (where the quartic coupling of the Higgs becomes negative at high energy) thus ruling out the “big desert” hypothesis which we were using, and invalidating the positivity of the coupling at unification which is an essential prediction of the spectral action. 
The main result of this paper is that the full spectral action as computed in our previous paper [2], published in 2010, in fact already contains the solution to this second difficulty and at the same time shows the compatibility of the spectral model with the above low experimental Higgs mass. The fact is that in our previous prediction of the Higgs mass, we assumed, incorrectly, that the additional real singlet field σ responsible for the neutrino Majorana masses [2] would not interfere much with the Higgs mass prediction and could be ignored. We became aware of the non-trivial role played by such a scalar field when we realized that it has the same structure of couplings as in the papers by various authors [3], [4], [5], [6], [7] who proposed to solve the above instability problem of the Standard Model precisely by adding a new scalar field strongly coupled to the Higgs. Their result shows that, adding this new scalar field, everything would be fine, with a Higgs of 125 Gev, for SM at high energies. It turns out that by miracle their proposed couplings are exactly the same as the ones which were delivered before by the spectral action in [2].
Chamseddine et Connes Resilience of the Spectral Standard Model  27/08/12


L'hypothèse du désert a aussi toute sa place dans les spéculations sur la physique des particules plus traditionnelle, celles construites dans le cadre des théories quantiques des champs  effectives (qui ont déjà montré leur efficacité dans le passé). C'est ce que montre de façon exemplaire ce récent article de Pavel Fileviez Perez dont voici un bref extrait : 

It is well-known that in physics beyond the Standard Model (SM) very often one has to think about the violation of two SM symmetries, Baryon (B) and Lepton (L) numbers, and postulate the existence of a large desert between the low and high scales. It was pointed out by S. Weinberg long time ago that one can write down operators such as, O5=cνLLHH/Λ and O6=cBLQQQL/Λ2, where the first one breaks total lepton number and the second operator violates both symmetries. Typically, one can compute the coefficient in front of these operators in a grand unified theory defined at the high scale. The scale in O6 has to be very large, i.e. > 1014-16 GeV, in order to satisfy the bounds on the proton decay lifetime. See Fig.1 for a cartoon illustration of the desert hypothesis in particle physics.
Fig 1 : "L'hypothèse du désert" en physique des particules illustrée 
 dans un article de 2012 intitulé 

Il est bien connu que dans la physique au-delà du Modèle Standard (MS), la violation possible de deux symétries du MS est souvent envisagée, celles associées à la conservation des nombres baryoniques (B) et leptoniques (L), et on postule alors l'existence d'un grand désert entre petite et grande échelle d'énergie. Il a été remarqué par S. Weinberg il y a longtemps déjà que l'on peut écrire des opérateurs tels que O5=cνLLHH/Λ and O6=cBLQQQL/Λ2  où le premier opérateur viole la conservation du nombre total de leptons et le second brise les deux symétries. En règle générale, on peut calculer le coefficient devant ces opérateurs dans une théorie de grande unification définie aux grandes échelles d'énergie. L'échelle de O6 doit être très grande, c'est à dire > 1014-16 GeV  afin de satisfaire les limites sur la durée de vie du proton. Voir la Fig.1 pour une illustration imagée de l'hypothèse du désert en physique des particules.


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